Bonjour tout le monde, je suis très heureux de vous retrouver pour cet article destiné aux livres anciens japonais.
Plusieurs d’entre vous m’ont fourni des observations très pertinentes mais un livre a tellement d’autres secrets à livrer… C’est ce que nous allons voir aujourd’hui. Néanmoins, je ne souhaite pas entrer dans une analyse approfondie mais bien de présenter les différents éléments auxquels vous devrez faire attention si vous souhaitez vous lancer dans l’acquisition de telles pièces.
Avant de commencer, je trouve intéressant de m’attarder un instant sur la manière de manipuler ces ouvrages. Pour ce faire, j’ai choisi deux méthodes. La première est d’utiliser des gants en coton ou en nitrile. L’avantage est que la matière constitue un rempart efficace entre vos doigts et le papier, protégeant ce dernier des bactéries et du sébum, une matière présente naturellement sur la peau mais qui fait le bonheur de ces organismes indésirables. Avantage majeur mais qui présente aussi deux inconvénients. Le premier est que vous devez exercer une pression plus importante sur le papier, ce qui augmente le risque de déchirure. Le second est le port de gants qui vous prive du toucher et des informations que vous pouvez en tirer. La seconde méthode est de manipuler l’ouvrage avec vos doigts. Vous l’aurez compris, l’avantage de la première méthode est l’inconvénient majeur de celle-ci. Pour y remédier, lavez-vous minutieusement les mains et n’hésitez pas à le faire plusieurs fois durant toute la durée de votre étude, de vos observations. Bien entendu, des sites spécialisés dans la conservation des manuscrits vous fourniront d’autres méthodes ainsi que de précieux conseils.
Entrons maintenant dans le vif du sujet et intéressons-nous tout d’abord à l’état général. Comme Jennifer l’a souligné, la couverture du livre présente des manques sur les côtés et on peut observer des taches sur différentes pages sans que celles-ci en viennent à altérer leur lecture. Toutefois, on peut considérer que l’ouvrage est en bon état.
Un second élément à observer est la taille du livre. Le professeur Wataru Ichinohe, enseignant à l’université Keio et spécialiste de la bibliographie et de la littérature japonaise à la période Edo fournit une explication très importante : « Classiquement, la taille du livre dépend de celle du papier utilisé pour le fabriquer et en fonction de celle-ci, il est également possible d’en déterminer le contenu ». Les dimensions de ce dernier sont de 21.6 cm de longueur sur 14,7 cm de largeur. Au regard de ses dimensions, je classerais ce livre dans la catégorie des Hanshibon, les livres demi-format très généralistes et qui ont tendance à se concentrer sur un contenu éducatif, illustré ou lié aux haïku. Je reviendrai sur le contenu du livre dans un instant.
Concentrons-nous à présent sur la couverture du livre. Que nous apprend-t-elle ? Tout d’abord, la couleur bleue est obtenue par l’indigo, ai (藍) et provient de l’indigotier. Il est tout à fait possible de rencontrer des nuances différentes allant d’un bleu clair à un bleu profond, assombri par des teintures répétées. Ensuite, remarquons qu’il n’y a pas de décoration sur celle-ci et qu’elle réalisée en papier. En effet, plusieurs techniques peuvent être utilisées pour amener de la décoration et les couvertures n’étaient pas toutes réalisées en papier, il est tout à fait possible d’en rencontrer recouvertes de tissu.
Un second élément à observer est le titre et sa position. Le livre est intitulé « Onnayô kinmozui » (女用訓蒙図彙) et renvoie à une encyclopédie illustrée de vêtements féminins et d’objets utilitaires de la période Edo. Deuxième élément, la position du titre présent sur le côté gauche de la couverture. En règle générale, le titre de couverture, gedai (外題), se trouve soit à gauche, soit au centre de la couverture. En effet, Le professeur Takahiro Sasaki, spécialiste de la bibliographie et de la littérature japonaise à la période médiévale souligne que les livres présentant un titre à gauche contenaient des textes liés aux waka (recueils de poésie) alors que ceux dont le titre est au centre renseignaient un contenu lié aux contes (monogatari) et dont vous pouvez voir un exemple ci-dessous. Au cours de ma formation sur les livres rares japonais, il a été précisé que cette règle trouvait sa source dans un manuel de calligraphie de la période Kamakura.
Nara e-hon, hachikatsugi, auteur inconnu, période Edo (XVIIe siècle)
Cela n’explique toujours pas la raison d’être du titre à gauche ou au centre me direz-vous. J’y arrive… Le professeur Sasaki précise que les ouvrages liés aux waka pouvaient être transformés en rouleau. Cette méthode de reliure porte le nom de kansusô (巻子装) et constitue la méthode de reliure la plus prestigieuse. À l’inverse, les récits de fiction ne pouvaient bénéficier de ce changement de « statut » car ils étaient perçus comme moins prestigieux, sauf s’ils contenaient des images. De fait, lorsque vous observez la couverture d’un livre relié au format rouleau, vous verrez que le titre apparaît à gauche, exactement comme sur le livre que nous étudions.
Vous pouvez trouver un très bel exemple de livre au format rouleau sur le site du Musée National de Tokyo en suivant le lien ci-dessous :
Musée National de Tokyo : e国宝 – 漢書楊雄伝第五十七 (nich.go.jp)
Je me permets également une petite parenthèse car ce site est très enrichissant et les explications de chaque pièce sont très détaillées. À bon entendeur 😉
Mais en ce qui concerne celui qui nous intéresse, le titre est à gauche et ce n’est pas un recueil de poésie ni un conte illustré alors comment l’expliquer ? Ces règles ont été respectées jusqu’au XVIIe siècle. À cette époque, les livres imprimés entrèrent dans une phase exponentielle de développement suite au perfectionnement des méthodes d’impression et avec elles, de plus en plus d’exceptions à ces règles virent le jour. Ainsi, le livre que nous étudions aujourd’hui ne respecte pas cette convention.
Le troisième élément à observer est la reliure. Celle-ci est de type Fukurotoji (袋綴). Le professeur Sasaki résume brièvement l’histoire de ce type de ce procédé en ces termes : « Les livres les plus anciens reliés à l’aide de cette technique datent du XIIIe siècle et son usage s’est généralisé à partir du XVe siècle pour s’accroître encore davantage au XVIIe siècle afin de répondre à une demande de plus en plus importante, à tel point qu’aujourd’hui, lorsque l’on parle de livres anciens japonais, l’image qui apparaît en premier est celle de ce type de livre. »
Mais quelles sont les caractéristiques d’une reliure Fukurotoji ? Tout d’abord, les feuilles de papier sont pliées verticalement et empilées les unes sur les autres mais la particularité se trouve au niveau des bords du pli. Comme vous pouvez le voir sur la photo ci-dessous, le pli se trouve sur la partie externe du livre. Ainsi, c’est la partie libre du papier qui est cousue et lorsque que l’on observe le papier, celui-ci se présente sous la forme d’un tube, ce qui signifie qu’une seule face est utilisée. Durant le processus de fabrication, les pages sont provisoirement reliées à l’aide d’une ficelle de papier portant le nom de koyori (紙縒り). Enfin, une couverture est apposée et la couture est réalisée avec du fil.
Je profite de la photographie ci-dessus pour attirer votre attention sur un autre élément important et non des moindres, le type de papier utilisé. Celui-ci est blanc, très fin et doux au toucher. Je pense que vous voyez où je veux en venir 😉 Le papier n’est utilisé que sur une seule face, ce qui est à mettre en relation directe avec sa finesse qui n’aurait pas permis d’écrire sur chaque côté. Raison pour laquelle la plupart des livres de type Fukurotoji ont été réalisés avec un papier très fin.
Maintenant, de quel type de papier s’agit-il ? Vous avez déjà plusieurs de ses caractéristiques : blancheur, finesse et douceur. Lorsque l’on tourne les pages du livres, elles n’émettent pas un bruit spécifique. Allons plus loin et observons les fibres du papier. Sur la photo ci-dessous, vous pouvez observer une page agrandie cent fois. Vous remarquerez qu’il y a des fibres plus larges, d’autres plus étroites et de manières générales, les fibres de ce papier sont longues. Ces différents éléments permettent de déterminer qu’il s’agit d’un papier fabriqué à partir du murier à papier et qui porte le nom de kôzogami (楮紙). C’est un papier couramment utilisé en raison de sa facilité de production. Toutefois, il existe une multitude de papiers différents et tous possèdent des spécificités qu’il convient de vérifier.
Vous pensez qu’on en a terminé !?! Vous êtes encore très loin de la vérité 😀
Observez la photo ci-dessous. Sur le côté, je pense que vous pouvez voir une multitude de lignes horizontales. De quoi s’agit-il ? Ces lignes portent le nom de sunome (簀の目) et sont les marques laissées par le tamis utilisé lors de la fabrication de la feuille de papier. Ces marques varient en fonction du tamis employé et leur étude permet, dans certains cas, de déterminer avec une certaine exactitude la période de fabrication.
Je terminerai cet article en parlant de l’impression et de l’écriture. Béatrice et Jacky m’ont interpellé concernant ces deux éléments et je les en remercie.
Concernant la technique d’impression, j’opterais pour une impression au bloc de bois dont je vais présenter le principe général. Concrètement, une plaque de bois, la matrice, est gravée en fonction des motifs à reporter sur le papier. Il peut s’agir de texte ou de dessins. Lorsque la matrice est prête, de l’encre est déposée sur celle-ci. Ensuite, on dépose le papier et on presse. Dans ce cas-ci, il n’y a qu’une seule couleur donc il n’y avait qu’une matrice pour chaque page mais pour amener de la couleur avec ce procédé, il faut autant de matrices qu’il y a de couleurs et c’est notamment avec l’apparition de l’Ukiyo-e que l’impression en couleur se développa considérablement durant la période Edo.
Il me reste à parler de l’écriture et là, soufflez un instant parce que notre histoire se complique. Attardons-nous un moment sur la langue japonaise.
Les kanji possèdent deux prononciations principales : la lecture « on », à la chinoise et la lecture « kun », à la japonaise. Le professeur Sasaki souligne que le Japon ne disposait pas de système d’écriture et qu’en conséquence, ils n’ont eu d’autre choix que d’utiliser l’écriture chinoise. Toutefois, le Japon ressentait le besoin de codifier la langue japonaise telle qu’elle était. Il ajoute que pour lire des textes écrits en kanji, ils devaient comprendre à la fois la signification et la prononciation de chaque caractère. Afin que la prononciation des kanji correspondent à la langue japonaise orale, ils inventèrent leur propre façon de prononcer les kanji, de sorte qu’un kanji correspondait à un son. Toutefois, plusieurs kanji pouvaient représenter le même son. De ce fait, le professeur Sasaki précise qu’ils utilisèrent les caractères chinois pour leur signification mais également pour représenter les sons de leur langue. Ce système a été utilisé dans une anthologie de poésie du VIIIe siècle, le Man’Yôshû qui a donné son nom à cette méthode de rattacher un kanji par son, le Man’yôgana. Toujours selon l’étude du professeur Sasaki, ce système présentait deux inconvénients. Le premier est qu’avec cette méthode, les phrases avaient tendance à devenir très longues. En outre, certains caractères étaient trop élaborés en tant que représentations de sons uniques, ce qui rendait leur lecture et surtout leur écriture, trop longue. C’est pourquoi les syllabaires hiragana et katakana ont été développés.
Sur l’extrait ci-dessous, j’ai mis en évidence deux exemples de hentaigana (変体仮名). Ceux-ci sont une forme d’hiragana découlant directement des kanji simplifiés des man’yôgana. Ils sont aujourd’hui obsolètes car le système d’écriture a été standardisé en 1900, de sorte que chaque syllabe corresponde à un son. Les deux hentaigana mis en évidence sur l’image ci-dessous pourraient correspondre aux hiragana actuels « no » et « zu » mais je tiens à préciser qu’il s’agit d’une hypothèse car je ne suis pas un spécialiste des hentaigana.
1 : No
2 : Zu
Notre exploration touche à sa fin et je vais conclure cet article par une phrase du professeur Sasaki qui m’a profondément touché lors de mes deux formations : « Les livres traditionnels se déclinent en une grande variété de reliures, de tailles, de formes et de styles de couverture, mais ils ont tous en commun la finesse de leur fabrication. Cela pourrait bien être une caractéristique de la culture japonaise dans son ensemble. » J’ajouterai que chaque pièce, que ce soit un livre, un objet laqué, une porcelaine s’inscrivent dans un contexte historique, économique, artistique. Respectons ces témoins du passé, apprenons à les connaître.
J’espère que cet article vous a plu 😊 N’hésitez pas à me faire part de vos interrogations, remarques en commentaires.
Je tiens à remercier Jennifer, Béatrice et Jacky pour leur contribution.
N’hésitez pas à suivre Jennifer sur son compte Instagram : 7jenn_japanista
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À bientôt 😉